Anonyme, « bien introduit dans les différents cercles de la macronie », selon ses propres mots, Démosthène est l’auteur du Code Jupiter : Philosophie de la ruse et de la démesure, qui vient de paraître aux Éditions des Équateurs. Il y dissèque la philosophie de Macron, libérale et machiavélique. Il revient avec nous sur son pamphlet.

« J’ai écrit ce petit pamphlet parce que je désire expliciter ce “nouveau monde”, son mystérieux projet dont les réformes en cours, nombreuses, ne laissent entrevoir que la pointe de l’Iceberg », nous avertit Démosthène dans son avant-propos. Celui qui se perçoit comme un « ethnologue qui a réussi à pénétrer une tribu très exotique, aux mœurs inconnues, et à s’y fondre », propose une analyse à la fois inédite et novatrice « de la start-up Macron ». Pour Démosthène – qui emprunte son pseudonyme à « cet Athénien qui bégayait beaucoup et devint pourtant à force d’obstination le plus brillant orateur de l’Antiquité » –, la philosophie du président s’inspire (parfois mal) de cinq penseurs : Descartes, Machiavel, Mandeville, Hegel et Ricœur. Le premier est « le philosophe organique » du capitalisme pré-industriel. Du second, il retient que le pouvoir a le devoir de cacher ses objectifs pour réussir. Comme le troisième, il estime que « les vices privés font la vertu publique » et donc que « seul le capitalisme, parce qu’il est amoral, peut sauver le monde. » Macron utilise un Hegel « radicalement dé-marxi-sé »pour justifier la domination des classes possédantes. Enfin, il reprend de Paul Ricœur, dont il s’est présenté comme le disciple, le « en même temps » qu’il a rendu célèbre.

Le Média : Selon vous, ce qui apparaît souvent comme des dérapages (« ceux qui aiment foutre le bordel »« cyniques »« ceux qui ne sont rien et heureux de l’être »« chômeurs multirécidivistes du refus d’embauche », etc.) n’en sont pas. Macron invente une « classe dangereuse » afin de « constituer deux classes se regardant en chiens de faïence ». Les gilets jaunes prouvent-ils que cette stratégie se retourne contre lui ? A-t-il creusé sa propre tombe ?

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Démosthène : Pour comprendre ces saillies de Macron, il faut en revenir à Mandeville (1670-1733) que Hayek, chef de file de l’école néo-libérale, présentait comme un « master mind » ― c’est vous dire l’importance de ce penseur mal connu du grand public, mais extrêmement apprécié dans la mouvance néo-libérale. Ces deux traits sont d’ailleurs complémentaires : c’est parce que Mandeville dit tout sans aucune circonlocution morale sur les mécanismes de l’appropriation privée qu’il faut le cacher au grand public. Mandeville est ainsi l’inventeur d’un redoutable art de gouverner fondé sur un habile dosage de la flatterie et du blâme. Cet art se présente comme une réponse à la question politique centrale : comment faire vivre les hommes ensemble sachant qu’ils sont égoïstes et que la contrainte n’est pas suffisante pour les soumettre ? Réponse de Mandeville : pour qu’ils consentent à obéir aux lois, il faut ― rançon de leur égoïsme ― les payer. Mais, comme ils sont nombreux et qu’il n’y aurait jamais assez d’argent pour tous les rémunérer, il faut les dédommager avec une monnaie… qui ne coûte rien ― sinon un peu de vent. C’est en effet en parole qu’on peut les payer, avec des flatteries célébrant l’étendue de leur entendement, leur merveilleux désintéressement personnel, leur noble souci de la chose publique et donc l’élévation de leurs âmes. Cette façon de circonvenir les hommes constitue, selon Mandeville, l’essence du Politique, le cœur de l’économie politique. Cette politique de la flatterie, menée par des politiques rusés est pour lui la seule susceptible de pouvoir faire vivre les hommes ensemble. On peut la mettre en œuvre en agissant sur deux leviers. D’une part, on désignera une classe d’individus dangereux constituée de « ceux qui aiment foutre le bordel », des « cyniques, » de « ceux qui ne sont rien et heureux de l’être », des « chômeurs multirécidivistes du refus d’embauche », des « pauvres qui coutent un pognon dingue » et autres amabilités. D’autre part, le fait de désigner à la vindicte publique cette basse classe d’irréductibles permet de poser en regard une large classe toute en dignité composée d’êtres travailleurs et obéissants à qui l’on dira qu’ils ont réussi là où les autres ont failli, ce qui permettra de les ériger en individus modèles capables de se modérer et de prendre autrui en considération. Le but, c’est non seulement de créer deux classes imaginaires opposées stabilisant le champ social, mais c’est aussi et surtout de donner libre cours à une troisième classe tirant les ficelles de l’ensemble. Cette troisième classe se caractérise de faire semblant d’obéir à la loi dans un double but : profiter du prestige des vertueux et, surtout, tenir tout le monde tranquille afin d’en tirer tous les bénéfices possibles. Nous sommes là au cœur de la politique du Capital qui intéresse aujourd’hui beaucoup le capitalisme financier d’où vient Macron.Or, pour mettre en œuvre cette politique, on peut être habile, semi-habile ou maladroit. Et Macron fut maladroit. Il l’a été en flattant beaucoup les « premiers de cordées » et, dans sa fougue maladroite, il l’a été en cédant beaucoup aux délices de la stigmatisation de ceux qu’il aurait dû s’employer à faire tomber dans le panneau de la vertu. À un point tel que certains « vertueux » se sont sentis visés et se sont logiquement retournés contre lui. Comme ces derniers ont voulu que cela se sache et se voie, ils se sont revêtus d’un « gilet jaune » phosphorescent. On peut le dire autrement : le « Mozart de la finance » est un piètre politique !

Macron s’est rendu compte de ses maladresses un peu tard et s’est alors mis à faire des démonstrations de flatterie compassionnelle. C’est apparu clairement lors de son voyage aux Antilles lorsqu’à Saint Martin, il a serré dans ses bras ces jeunes gens noirs au torse nu qui venaient d’avouer être des braqueurs… Cette démonstration compassionnelle était aussi le but de son « itinérance mémorielle »… qui s’est transformée pour lui en un véritable chemin de croix.

Ce jeune président prétentieux et sans expérience politique paie donc aujourd’hui très cher les maladresses de son début de règne : au lieu d’avoir réussi à dominer en opposant les « vertueux » et les « dangereux », il apparaît désormais comme appartenant à cette troisième classe cynique composée de ceux qui tirent les ficelles en simulant l’abnégation et dissimulant leurs désirs insatiables, ces « premiers de cordée » dont Carlos Ghosn fournit l’archétype. Macron est désormais perçu par beaucoup comme un pervers manipulateur. Et il est si désemparé qu’il ne trouve rien de mieux que de persévérer : dans sa compassion nouvelle, il avait prévenu les « gilets jaunes » des tentatives de récupération qui les menaçaient, or c’est lui qui aujourd’hui apparaît comme courant derrière eux pour démontrer son écoute et son empathie, mais sans rien vouloir changer à sa politique de défense des « premiers de cordée ». C’est voué à l’échec. Et nul ne sait aujourd’hui où ce mouvement s’arrêtera. Il suffirait que les lycéens, puis les étudiants entrent en scène pour que…

Vous relevez que Macron se voit en personnage balzacien. Est-il plus Eugène de Rastignac, jeune loup aux dents longues, Lucien de Rubempré, poète épris de gloire, ou le baron Frédéric de Nucingen, financier impitoyable ?

Il participe des trois. Ce qu’il a avoué sans ambages dans Révolution, son livre sorti au moment de la campagne qu’il « était porté par l’ambition dévorante des jeunes loups de Balzac » (p. 24). La particularité de Macron est qu’il a vu dans la finance le champ de bataille adéquat permettant à son lyrisme romanesque de conquête du monde, de recherche de pouvoirs hors norme et de gloire de se réaliser. Il connaît bien les théories de l’identité narrative de Ricœur et c’est manifestement à ces personnages balzaciens qu’il a référé son identité, composée d’une improbable alliance du roman, de la finance et du politique.

En faisant de Macron un héritier de Machiavel, Mandeville, Hegel, Descartes et Ricoeur, ne rétablissez-vous pas la fable médiatique du « président-philosophe » déconstruit avec brio par Harold Bernat dans Le néant et la politique : Critique de l’avènement Macron (L’échappée, 2017) ?

Oui, cette histoire de « président-philosophe » est une fable. Dans son entretien à la NRF, il disait avoir fait beaucoup de philosophie. Or, à regarder de près sa biographie, ce « beaucoup » se limite à trois ou quatre ans, ses années à Nanterre, notamment avec Étienne Balibar… qui ne se souvient pas de lui, et sa rencontre avec Ricœur. Cela ne l’empêche pas de se prendre pour un grand philosophe. Se disant que, si un penseur aussi brillant que lui avait échoué par deux fois au concours de Normale Sup., cela ne pouvait avoir qu’une explication : les vieux professeurs qui ont corrigé ses épreuves n’ont pas su reconnaître son génie novateur. Que lui restait-il alors à faire ? Sinon à prouver cette explication. Ce qu’il a fait en tentant d’inventer une philosophie alternative. Et plus précisément une philosophie politique alternative où, comme j’essaie de le montrer dans ce livre, quelques idées iconoclastes côtoient de franches absurdités quand ce n’est pas des monstruosités ― bref, il veut oublier (et faire oublier) son échec à Normale Sup.

Du coup, il révise Machiavel en ne retenant que Le Prince alors que ce texte n’a de sens qu’en tant que complément des Discours sur la première décade de Tite-Live, écrits peu avant, qui font clairement l’éloge du régime républicain privilégiant le bien commun. Il voit dans Mandeville une recette pour gouverner et, du coup, il applique mal son art retors de gouverner ― une chance pour nous. Il enrôle Descartes au service du développement du capitalisme. Contre l’héritage du hégélianisme de gauche, il réhabilite un Hegel de droite, apologète du Maître contre l’Esclave et gardien de l’Esprit absolu qui triomphera avec lui à la fin de l’histoire. Quant à Ricœur, il ne retient que la division du sujet entre mêmeté (ce que le sujet a d’immuable dans la durée) et ipséité (ce qui renvoie à l’action instantanée dans ce qu’elle a d’unique). De sorte qu’autrui (dont Ricœur parle beaucoup) disparaît purement et simplement au profit d’une duplicité interne du soi, jouant de sa division entre mêmeté et ipséité ― ce qui fait alors apparaître Macron comme un personnage essentiellement intéressé à tisser sa propre légende.

Vous présentez Macron en prince machiavélien, qui pilote le capitalisme. Ce dernier n’est-il pas plutôt un « processus sans sujet », qui remplace le « gouvernement des hommes » par « l’administration des choses » (Saint-Simon) ?

Ce sont des théoriciens critiques du capitalisme qui, le plus souvent, présentent ce régime comme un « processus sans sujet ». C’est vrai vu de loin lorsqu’on pose un « système » qui régit tout en fonction d’une finalité donnée : le profit maximal. Or, vu de près, c’est moins vrai. Lorsque vous entrez dans ce « système », vous vous apercevez qu’il doit sans cesse intégrer des données nouvelles (par exemple, des branches de production ou des produits qu’il faut abandonner et d’autres qu’il faut développer). Ce qui suppose de faire des choix entre des propositions différentes, émanant d’ »acteurs » différents). Bref, les apologètes du capitalisme savent que le capitalisme est à la merci d’inventions et de réinventions (contingentes, faites par des acteurs ou des sujets) qui lui permettent, ou non, de se renouveler. C’est ce qui est arrivé avec Trump dont l’élection était tout sauf prévue. Ce qui survient avec lui procède du surgissement d’un sujet qui a réussi à ériger une forme nationale du capitalisme que l’ont croyait finie, le « national capitalisme », allant contre le capitalisme mondialisant. Macron aimerait justement se poser comme sujet ou héraut de cette forme mondialisante ― ce qui, pour lui, suppose qu’elle se renouvelle complètement. Pour ma part, je ne connais pas l’issue de cette lutte entre ces deux formes de capitalisme. Ni d’ailleurs, les aspects (politiques, économiques, voire militaires…) que pourraient prendre cette lutte. C’est pourquoi d’ailleurs, je tiens en suspicion cette expression d’ « administration des choses » qui laisse croire à un système capitaliste « pépère » qui tournerait et s’autorégulerait tout seul. Je préfère parler au propos du capitalisme d’un « gouvernement par les nombres », sachant que les seuls nombres qui intéressent le capitalisme sont ceux qui permettent la performance optimale. Or, comme je viens de l’indiquer, il existe au moins deux propositions contraires prétendant assurer la performance optimale dans le capitalisme actuel.

Vous faites de Macron le président des 0,1 %. Pourtant, cette base semble trop étroite pour faire élire un président. Sa victoire n’est-elle pas plutôt le résultat des classes supérieures, qui ont intérêt au maintien du capitalisme, même quand elles n’appartiennent pas aux possédants ?

Dire « Macron est le président des 0,1 % » relève du registre économico-social.

Dire « Macron a été élu Président de la République française en 2017 » relève du registre politique.

Les deux propositions sont vraies. Le seul problème est qu’on ne sait pas passer de l’une à l’autre. Comment, en d’autres termes, le « président des 0,1 % » a pu devenir le « Président de tous les Français », selon la formule consacrée. Or, c’est justement pour expliquer cette énigme que j’ai écrit ce livre. Dont le sous-titre n’a pas pu vous échapper : « Philosophie de la ruse et de la démesure ». Je veux dire que c’est par ruse que le président des 0,1 % a pu devenir le Président de tous les Français. Une ruse dûment montée et orchestrée, avec un brio certain. En ce domaine, les talents du Président sont indéniables. Par là, je veux dire aux « innocents », qui croiraient encore que la politique est le lieu d’un débat démocratique au terme duquel chacun se prononce en son âme et conscience citoyenne en déposant son bulletin dans l’urne, qu’il est temps de se réveiller ― c’est d’ailleurs ce qu’ils font. La politique est un spectacle tel que ce qui est faux peut être dit vrai et vice-versa. Mon livre doit être perçu comme une tentative de renversement du spectacle puisque j’en révèle les coulisses et les trucs (à entendre au sens originel du terme : un dispositif scénique destiné à créer une illusion). Or, ces ruses, ces montages, ces coups tordus, Macron en est justement devenu le grand spécialiste lorsqu’il exerçait à la banque d’affaires Rothschild & Cie, comme spécialiste des fusions-acquisitions. Une fonction qu’Alain Minc décrit ainsi : « Un banquier d’affaires doit être intelligent, souple, rapide, et s’il peut être en plus charmant (parce que c’est quand même un métier de pute…), c’est une qualité. [Macron] les avait toutes et il a merveilleusement réussi ». Ce à quoi, son patron d’alors, François Henrot ajoutait : « Il [Macron] a été pour moi la révélation immédiate ! Ce jeune trentenaire n’avait pas seulement des capacités intellectuelles extraordinaires ! Je lui ai dit : “Considère que tu es fait associé dans cette maison !” Là, on apprend vraiment l’art de la négociation, (…) et, d’une certaine façon aussi, des techniques de… comment j’allais dire… pas de manipulation de l’opinion, mais de… un petit peu ». En fait, c’est « un petit peu, beaucoup », car la dernière campagne des présidentielles fut saturée de coups (la construction du produit « Macron », son extraordinaire levée de fonds et le soutien enthousiaste de la grande presse, l’incapacité de Hollande de se représenter, le torpillage de la candidature Fillon…). Soyons clair : je ne crie pas au complot, je dis seulement qu’il faut étudier sérieusement les techniques de manipulation, autant anciennes que nouvelles, qui hypothèquent gravement le fonctionnement démocratique. Je tente dans ce livre d’en isoler quelques-unes et de montrer comment les Maîtres (ou ceux qui se croient tels) les utilisent sciemment pour perpétuer leur domination en les justifiant par des constructions philosophiques très élaborées.

Macron apparaît souvent comme un libéral sur tous les plans, économique, politique et culturel, héritier du « libéralisme-libertaire » post-soixante-huitard. Sa politique migratoire, sa volonté de mettre au pas la presse ou l’affaire Benalla ne révèlent pas plutôt un personnage autoritaire ?

Ce que vous relevez à juste titre indique qu’on ne comprend pas bien le positionnement de Macron par rapport au néo-libéralisme. Cela tient à ce que, en France, on croit que le néo-libéralisme signifie obligatoirement un État réduit aux fonctions régaliennes, se débarrassant des services publics et de la redistribution pour les remplacer par un « laissez-faire » économique faisant la part belle aux intérêts privés. Ceci est vrai à propos de Macron, sauf qu’il ajoute à cette couche libérale-libertaire ou anarcho-capitaliste une couche venue du second courant du néo-libéralisme. Je veux parler de l’ordo-libéralisme qui ressortit beaucoup moins de l’école de Chicago que du libéralisme allemand, né de l’opposition au nazisme et au communisme. Cet ordo-libéralisme assigne à l’État la mission de créer un cadre normatif permettant la concurrence libre et non faussée partout, aussi bien entre les entreprises qu’entre les individus. Macron en ce sens ne veut pas moins d’État comme dans l’ultralibéralisme, mais un État reconstruit autrement, avec moins de corps intermédiaires et plus de présence directe des forces économiques vives. C’est ce qui donne à la politique de Macron sa coloration autoritaire. La visée, c’est la mise en place partout du crédo entrepreneurial de la compétition et de la concurrence. En bref, Macron veut mettre tous les acteurs (entreprises et individus) en concurrence permanente. Toutes les réformes prévues dans tous les secteurs reposent sur ce principe. Toujours et partout, il va donc falloir faire ses preuves pour montrer qu’on est le meilleur ou alors consentir au déclassement et à la paupérisation. Mais est-ce que la plupart des Français sont prêts à consentir à cet horizon harassant ? Est-ce qu’ils sont prêts à en finir avec les différentes formes de solidarité et à ne miser que sur leurs passions égoïstes ? Pas sûr…

Légende : Emmanuel Macron à Versailles, le 29 mai 2017

Crédits : Wikimedia Commons