La Russie est installée au Moyen-Orient et Assad a repris le contrôle de la Syrie. Qu’est-il arrivé au Printemps arabe ?

De même que l’invasion anglo-américaine catastrophique de l’Irak a mis fin aux aventures militaires occidentales épiques au Moyen-Orient, la tragédie de la Syrie garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes. Et il a fallu juste treize années sanglantes — de 2003 à 2016 — pour réaligner le pouvoir politique. La Russie, l’Iran et les chiites musulmans de la région décident maintenant de son avenir; Bashar al-Assad ne peut pas revendiquer la victoire — mais il est gagnant.

« Alep doit être pris rapidement… avant que Mossoul ne tombe », m’annonça avec un petit sourire un brigadier syrien au quartier général de l’armée nationale à Damas. Et ce fut le cas à peine un mois plus tard. Il y avait — et il y a toujours — des petits Alep dans toute la Syrie où le gouvernement et ses adversaires “jihadistes” armés jouent au bon et au méchant, selon qui assiège qui. Lorsque les milices sunnites mettent fin au siège des petites villes chiites comme Faour, les civils affluent vers les lignes gouvernementales. Et les médias parlent d’un conflit local plutôt incompréhensible.

Mais quand le régime assiège Alep-est, le monde entier déplore un crime de guerre. Je suis las de répéter que, oui, des crimes de guerre sont commis des deux côtés, et les forces de Bachar ne sont en aucun cas des angelots innocents — pas plus, rappelons-le, que les 42 commandos de la Marine royale britanniques ne l’étaient en Afghanistan. Mais l’histoire d’Alep revient toujours en boucles : les braves assiégés, très majoritairement “djihadistes” déguisés en indéfinissables « rebelles », contre les assiégeants comparés aux tueurs serbes de Milosevic ou aux lanceurs de bombes à gaz de Saddam Hussein.

Tout cela se terminera bientôt. La Russie a réalisé qu’Obama et les pleurnicheurs libéraux européens bluffaient sur le renversement de Bachar qui, contrairement à Ianoukovytch, l’allié ukrainien de Poutine à Kiev, ne s’enfuit pas et fut soutenu par son armée. L’hebdomadaire britannique The Economist se moquait des soldats syriens, soi-disant incapables de marcher au pas lors d’un défilé militaire organisé par Moscou dans sa base aérienne syrienne. Mais vous n’avez besoin de marcher comme la Wehrmacht pour remporter des batailles. L’Armée arabe syrienne — son vrai nom, de plus en plus utilisé comme je l’ai remarqué par les charlatans habituels qui se présentent comme des « experts » sur les médias — se glorifie d’avoir combattu simultanément sur quatre-vingt fronts contre l’EI, al-Nosra et une nuée d’autres armées “djihadistes” (quand ce n’était pas contre les hommes de l’Armée syrienne libre qui avaient changé de camp). Ce qui, étant donné les plaies et les bosses sur les lignes de front, est sans doute vrai, mais peut-être pas au point de devoir s’en vanter vanter. C’est une chose de reconquérir Palmyre contre l’EI, c’en est une autre de reperdre Palmyre touours face à l’EI pendant que se déroulait la bataille pour Alep-est.

Il n’y a aucune opposition crédible en Syrie et les dirigeants occidentaux sont à côté de la plaque

Les soldats syriens ont beaucoup d’accointances avec leurs alliés du Hezbollah — qui se montraient sur le champ de bataille plus aguerris que les Syriens eux-mêmes — mais sont bien moins épris des “conseillers” iraniens qui savent tant parler de guerre ouverte. J’étais présent quand un officier iranien qualifia un général syrien de “stupide”— ce qui en l’occurrence était probablement vrai —  mais les officiers syriens sont bien mieux formés et expérimentés que les Gardes révolutionnaires de Téhéran qui — avec leurs alliés chiites afghans et irakiens — déplorèrent bien plus de victimes qu’elles ne croyaient possible.

Ainsi, après presque cinq ans de combat, l’armée syrienne est toujours en action. Les forces d’al-Nosra et de l’EI qui entourent le secteur gouvernemental de la ville de Deir ez-Zour, dans l’est de la Syrie, seront presque certainement ses prochaines cibles — après la reprise de Palmyre, mais bien avant celle de Raqqa, la capitale de l’EI, sans doute par les alliés kurdes de Washington. Et c’est probablement l’armée syrienne qui reconstruira la nouvelle Syrie lorsque la guerre sera achevée. Tout ceci décidera certainement de l’avenir du pays.

On est bien loin du renversement de Bachar. Il n’y a personne, ni parmi ses adversaires déclarés, ses ennemis mortels jihadistes ou l’opposition politique corrompue réfugiée en Turquie, qui puisse le contester sur le terrain. Et même s’ils y parvenaient, vous pouvez être sûr que les mêmes prisons et les mêmes donjons en Syrie seraient opérationnelles dans les vingt-quatre heures pour enfermer et torturer ce qui serait la “nouvelle” opposition  au “nouveau” régime. Quant à Vladimir Poutine, il a été trop humilié par le deuxième succès de l’EI à Palmyre — à peine quelques mois après que les Russes aient organisé un concert en l’honneur de la paix revenue dans la ville romaine. Peu de chance qu’il pour permette une défenestration de Bachar al-Assad.

Curieusement, les dirigeants occidentaux restent étonnamment inconscients de la nature de la lutte réelle en Syrie, et ignorent même quels seigneurs de guerre ils devraient soutenir. Prenez l’impotent François Hollande, qui a choisi de dire aux Nations unies en septembre que la Russie et l’Iran devaient contraindre Assad à faire la paix, faute de quoi ils devraient assumer avec le régime, «  la responsabilité de la division et du chaos en Syrie ». Tout va bien. Pourtant, deux mois auparavant, le même Hollande demandait une « action efficace » contre le front islamiste al-Nosra à Alep-est — même si la plupart des médias cachaient encore cette réalité à leurs lecteurs — au motif que l’EI était en retraite et qu’al-Nosrah pourrait en profiter. « C’est indiscutable » conclu pompeusement Hollande à propopos de la « retraite » de l’EI. Juste après, les brigands de l’EI reprenaient Palmyre.

Mais Hollande et ses alliés européens — sans oublier Washington - sont si obnubilés par leur politique faiblarde et à côté de la plaque en Syrie (ils pensent toujours être les maîtres de ce qui s’y passe), qu’ils ne voient pas comment les rapports de forces évoluent sur le champ de bataille. Au lieu de se plaindre de la brutalité de la Russie et de l’amalgamer à la cruauté iranienne et la duplicité du Hezbollah, ils feraient mieux d’examiner de plus près pourquoi l’armée syrienne en majorité sunnite combat, depuis le tout début, contre ses ennemis “jihadistes” eux aussi sunnites. Eux, les dirigeants occidentaux, ont toujours considéré al-Nosra — nos « alliés » dans Alep-est puisqu’ils sont payés par nos amis du Golfe et armés par nous — comme plus dangereux que l’EI. L’armée syrienne a raison : sur ce point au moins, Hollande doit certainement être d’accord avec leur conclusion.

Si les Occidentaux veulent se ré-impliquer en Syrie, ils devront en référer à Poutine ou à Assad

Mais le pouvoir de l’illusion nous importe davantage. Si l’Occident n’est pas capable de reprendre Mossoul à l’EI, comment aurait-il pu empêcher les Syriens de reprendre Alep-est ? Il était beaucoup plus facile d’encourager les médias mainstream à se concentrer sur la bestialité des Russes à Alep que sur les pertes épouvantables infligées aux alliés de l’Amérique à Mossoul. Les reportages sur Alep de ces dernières semaines ressemblaient beaucoup à ceux des correspondants de guerre britanniques durant la Première Guerre mondiale. Et les Russes préféraient encourager leurs propres médias aux ordres à se concentrer sur la victoire d’Alep plutôt que sur la défaite de Palmyre. Quant à Mossoul, on se demande pourquoi, plus aucune nouvelle.

Combien de morts à Palmyre ? Combien de civils piégés dans l’est d’Alep ? 250 000 ? 100 000 ? Il y a quelques semaines, je suis tombé sur un reportage qui donnait deux statistiques sur le nombre total de morts depuis le début de la guerre syrienne : 400.000. Quelques paragraphes plus loin : 500 000.  Où est la vérité ? Je me souviens toujours des bombardements nazis de Rotterdam en 1940 quand les Alliés annoncèrent 30 000 victimes civiles. Pendant des années, ce fut le chiffre retenu. Puis, après la guerre, un nouveau compte fut établi : environ 900 morts seulement (ce qui n’est déjà pas mal, remarquez), soit 33 fois moins que la version officielle initiale. Vous vous demandez, n’est-ce pas, quelles sont les véritables statistiques de la Syrie ?

Si nous ne sommes pas fichus de les obtenir, qu’est-ce que nous faisons à continuer d’interférer dans la guerre syrienne ? Encore que ce ne soit pas le plus important. Le plus important, c’est que la Russie est bel et bien de retour au Moyen-Orient. L’Iran sécurise son demi-cercle politique Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth. Et si les Arabes du Golfe — ou les Américains — veulent se ré-impliquer dans l’affaire, ils devront en référer à Poutine. Ou à Assad.

=> Source : Robert Fisk, sur The Independent